Une pièce de théâtre sur le théâtre ? Corneille
avec « L'Illusion Comique », Marivaux avec « L'Île des esclaves »
ou Rostand avec « Cyrano de Bergerac », pour ne citer que quelques
exemples français, nous y avaient habitués. Mais Jean-Luc Lagarce, avec « Music
Hall », va au-delà de la simple mise en abyme : il cherche à révéler la
vie intérieure des comédiens en général. Cette pièce transmet un message
universel sur le théâtre et les arts de la scène et rend hommage à tous les
artistes de la scène – comédiens, musiciens, chanteurs, danseurs, metteurs en
scène etc. En même temps, elle soulève des interrogations sur l'utilité du
théâtre et des performances sur scène: pourquoi monter sur scène alors qu'on
peut faire plus parfait au cinéma ?
Répétition générale de "Music hall" (c) Vanessa Teran |
En effet, le cinéma est plus populaire : on
entend rarement quelqu'un affirmer: "Je n'aime pas le cinéma", tandis que
de nombreuses personnes n’aiment pas ou ne sont jamais allées au théâtre.
Pourtant, la « valeur créative » du théâtre est bien connue: 1) sur
scène, on peut prétendre, mais pas tricher. Tout est dans l'instant. L'erreur
est latente, à fleur de peau, comme les comédiens. Pas de « rewind »
pour reculer ou rejouer une scène ou une note. Pas de montage pour sélectionner
la scène ou le chant parfait. Chaque soir de représentation sera différent.
Pour vraiment apprécier une pièce, il faudrait s'obliger à la voir deux fois,
pour ressentir les évolutions entre deux représentations ; 2) sur scène,
l’homme se suffit à lui-même : on peut montrer un spectacle avec un seul
personnage, sans aucun accessoire ni décor. Imaginez un film avec un seul
personnage sans aucun decor...même Robinson Crusoe avait au moins besoin d’une
île sur les écrans. Sur scène, en revanche, Robinson pourrait se débrouiller
seul...justement parce qu'il est rarement seul: il est entouré de spectateurs
qui réagissent tous les soirs différemment. Car l'audience a une vraie
personnalité: exigeante en semaine, joyeuse le samedi soir, flâneuse le dimanche
après-midi.
Mais le spectacle a-t-il encore un sens sans ces
spectateurs ? Lagarce répond dans « Music Hall » avec certitude:
oui ! Pour l'art en lui même, pour la créativité qui libère les comédiens, musiciens, chanteurs, danseurs au moment où ils s'expriment, malgré la tristesse, la déception ou
le désespoir provoqués irrémédiablement par une salle vide.
La vie
réelle des artistes de la scène
« Music Hall » - jouée pour la première fois à New York au Broadway qui fait rêver tant de comédiens - s'adresse à tous les
artistes de la scène qui ont connu les difficultés liées aux petits ou moyens spectacles
et se sont heurtés à l'incompréhension de ceux qui ne partageaient pas leur
univers. Lagarce insiste sur deux types de difficultés:
Premièrement, les difficultés d'ordre matériel. Elles
commencent par les fortes contraintes financières. Les petits spectacles sont
souvent autofinancés. Or, même si on croit monter le plus beau spectacle, on
n'atteint pas toujours l'audience espérée, les recettes sont
insuffisantes pour rembourser les dépenses, sans mentionner la possibilité de financer
la paie déjà misérable des artistes, calculée « au pourcentage de la
recette » comme le répètent les directeurs d’établissement
« goguenards » dans « Music Hall ». Ces difficultés
matérielles se concrétisent ensuite dans la chasse à l’accessoire, qui
représente la vie du personnage et devient même celle du comédien. Ainsi, le
tabouret de La Fille dans « Music Hall » que les directeurs
d'établissements ou producteurs souhaitent remplacer par une chaise. Or,
comment faire le tour d'une chaise en étant assise ? demande désespérément La
Fille qui prépare un spectacle de cabaret. Enfin, les contraintes matérielles sont à leur paroxysme dans les arguments de sécurité : tous les
accessoires ou éléments de décor doivent être, « documents à
l’appui », non-inflammables. Pas de chance, La Fille n’a pas gardé un tel
document pour son « tabouret incendiaire ». A l’inverse, l’exigence
de non-inflammabilité n’est bizarrement pas requise pour les costumes. La Fille
ne sera pas contrainte de jouer nue…
Deuxièmement, Lagarce évoque les difficultés
d'ordre psychologique et émotionnel propres aux métiers des arts de la scène.
D’abord, la vie de troupe n’est pas aisée: les répétitions, la promiscuité,
l'intensité du travail font que les artistes s’attachent rapidement à des
personnes qu’ils n'auraient pas rencontrées ou appréciées dans d’autres
circonstances. Or, dans une troupe, il faut apprendre à s'aimer, à s’apprécier, ou
du moins à se respecter malgré les différences…pour survivre en coulisses, souvent
minuscules, et sur scène, aussi souvent étroites comme s’en plaint La Fille.
Mais comme la compréhension mutuelle a des limites dans la promiscuité, le
turn-over au sein d’une petite troupe est important. Seuls les costumes et les décors
restent. Au grand désespoir des deux Garçons de « Music Hall », qui
se considèrent comme des remplaçants hasardeux de leurs prédécesseurs, des
marionnettes au service de La Fille. Enfin, la préparation du spectacle suscite
des attentes en décalage avec la réalité : les trois personnages finissent
par jouer leur spectacle, à peine mûr, à Montargis-Loiret, « le trou du
cul du cul du monde », devant une salle vide, loin des souvenirs glorieux
de Joséphine Baker avec lesquels se console La Fille...
Répétition générale de "Music Hall" (c) Vanessa Teran |
Une mise
en scène et un casting fidèles aux intentions de l’auteur
Ce texte plein de tristesse, mais aussi d'espoirs
- car la Fille ne perd jamais l'espoir et continue à répéter et à monter son
spectacle, coûte que coûte - est mis en scène avec justesse et délicatesse par
Roxane Revon dans un petit théâtre typique du Off-Broadway. Un décor minimaliste permet d’exprimer les contraintes décrites
par Lagarce : deux portants blancs derrière lesquels se cachent les deux
Garçons reflètent l’étroitesse des coulisses et la promiscuité, tandis que
leurs ombres projetées sur les rideaux semblent faire allusion au jeu de
marionnettes. Les contraintes matérielles du spectacle sont traduites par la
seule présence d’un tabouret, d’un magnétoscope et d’une cassette abîmée et
irrécupérable, mais que La Fille s’entête à vouloir réparer. Pour creuser le
fossé entre les artistes et les directeurs d’établissement ou producteurs,
Revon transforme enfin les « goguenards » de Lagarce en soûlards.
Représentation du 14 mai (c) Lucie Dupas |
Quant aux émotions que peuvent rencontrer les artistes
de la scène, les comédiens ont réussi à les exprimer avec aisance. La
comédienne américaine Jackie Sanders est très juste dans le rôle de La Fille
expérimentée, professionnelle et narcissique telle une vedette sur le déclin,
mais souriante en toute circonstance, prête à faire son show et à prétendre. Le
rôle du Garçon 1, jeune beau en début de carrière, prêt à tout pour prouver ses
talents, quitte à en faire trop, sied parfaitement au comédien italien Jacopo
Rampini. Enfin, la performance touchante et drôle du Français
François Baron en tant que Garçon 2, l’artiste usé qui n’a jamais percé, nous
séduit immédiatement et apporte la fraîcheur et légèreté nécessaires à cette
pièce grave, sans jamais perdre l’intensité dans un regard qui nous
avoue : j’ai échoué.
S’il y avait quelque chose à améliorer, il
conviendrait de faciliter la compréhension de ce texte poétique mais peu accessible,
et dont tant l’objet et que les répétitions risquent de perdre le spectateur
qui ne connaît pas l’univers de la scène ou se contente d’une lecture absurde
de la pièce. Deux directions dans le jeu des comédiens pourraient aider :
d’abord, laisser davantage percevoir les hauts, c’est à-dire les moments de
joie et d’espoirs – et pas seulement les bas – liés aux arts du spectacle (peut-être
en insistant plus sur l’univers joyeux de Joséphine Baker, idole de La
Fille ?); ensuite, tourner le jeu vers le spectateur, pour marquer son
importance et lui demander de revenir, en luis disant : si vous fermiez
les yeux, que ferions-nous de tout ce spectacle ?
The Show
must go on
Si je suis venue voir cette pièce en tant que spectatrice,
j’en suis ressortie comme metteure en scène. J’ai été encouragée par la volonté
de La Fille, qui n’est pas seulement danseuse de cabaret, mais qui a aussi écrit
et mis en scène son spectacle pendant des années. Je me suis identifiée à elle
à chaque réplique : les objets incendiaires, les rapprochements et
tensions entre artistes, les encouragements à une troupe qui était
« so close and yet so far » du résultat escompté, les déceptions face
aux départs des uns ou abandons des autres, la crainte d’une salle vide ou,
pire, « goguenarde », ou encore l’ingratitude générale face à tant
d’efforts.
Pourtant, je continuerai. Ma prochaine pièce sera
jouée mi-juin, avec une nouvelle troupe composée de comédiens amateurs doués et qui me
surprennent chaque jour, et en collaboration avec la talentueuse Roxane Revon,
dans un double-spectacle intitulé « Dons Juans », du 11 au 15 juin au
Fourth Street Theatre à New York.
Répétition de "Music Hall" (c) Vanessa da Gema |
Dernière représentation de "Music Hall" le samedi 17 mai au Théâtre II, Roy Arias Studios, NYC.
Informations et réservations sur www.diffractions.org
Informations et réservations sur www.diffractions.org
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