lundi 24 mars 2014

De l’expressionnisme pacifique



La vie pacifique de Gauguin, source d'inspiration des premiers expressionnistes

L’expressionnisme est né dans l’imagination des rêveurs du grand large. Le japonisme de Vincent Van Gogh, les masques animés de James Ensor, les bords de mer mélancoliques d’Edward Munch, les saveurs du Sud d’Henri Matisse et les décors exotiques de Paul Gauguin ont en commun les couleurs intenses, les contrastes appuyés et une réalité déformée qui ont marqué les expressionnistes du début du XXème siècle.

Pourtant, rares sont les maîtres qui ont effectivement voyagé. Van Gogh n’est jamais allé au Japon et s’est laissé convaincre par Toulouse-Lautrec qu’Arles possédait la même lumière ; Ensor s’est contenté du carnaval d’Ostende en Belgique comme source d’inspiration pour ses masques ; Munch n’est pas sorti de l’Europe ; Matisse, en séjournant en Afrique du Nord, est resté dans un environnement méditerranéen familier. Parmi les précurseurs de l'expressionnisme, seul Gauguin a osé, en 1891, traverser l’océan pour y vivre de surcroît éloigné des Européens et de la vie en ville, avec la population polynésienne, et mourir seul sur l’archipel le plus isolé de la Polynésie française, les îles Marquises.

Gauguin est le peintre de la confrontation, puis de la rencontre, entre l'art européen et l'art traditionnel de Polynésie. D'une part, il y introduit l'art pictural, opposé à l’art sculptural ou corporel répandu dans le Pacifique, d'autre part, il puise dans la culture et le décor polynésiens une nouvelle esthétique qui va influencer de nombreuses générations de peintres après sa mort en 1903.

1 - Gauguin, Fatata te miti, 1892
En Europe, en particulier dans l'Allemagne du début du XXème siècle, les expressionnistes qui rejettent les structures sociales et politiques dominantes et rêvent d'une société utopique loin de la modernité industrielle, voient dans le modèle de vie de Gauguin à Tahiti un idéal d'harmonie entre l’homme et la nature. A défaut de voyages lointains, la plupart des peintres expressionnistes se satisfont d’étudier les sociétés primitives aux musées ethnographiques de Dresde ou de Berlin et d’en imiter l’expérience à travers une libre communauté de vie et de travail au bord des lacs de Moritzburg (cf. illustrations 1, 2 et 3).

    2-Kirchner, Baignade à Moritzburg, 1909
3 - Pechstein, Sous les arbres, 1911











En Polynésie, de nombreux peintres européens arrivent après la mort de Gauguin et y perpétuent l'art pictural, comme le démontre l’actuelle exposition « Après Gauguin, la peinture à Tahiti de 1903 aux années 1960 » au Musée de Tahiti et des îles. Parmi ces peintres, il y avait-il des expressionnistes ? A peine. Éventuellement quelques œuvres de René Grandidier, arrivé à Tahiti en 1952, et qui joue avec des couleurs vives, des contours marqués, un pinceau épais (cf. illustration 4). Voire un ou deux tableaux expressionnistes abstraits d’André Brooke, qui fait un premier séjour à Tahiti de 1937 à 1945. Mais guère plus. La plupart des artistes séjournant en Polynésie privilégient des représentations naturalistes exotiques, vouant un culte à la beauté des paysages et des femmes polynésiennes fleuries, y compris les plus grands tels qu’Adriaan Herman Gouwe, Octave Morillot ou Serge Grès.

4 - Grandidier, Vie quotidienne

Entre guerre et Pacifique

Comment expliquer que l’expressionnisme, mouvement pourtant particulièrement dynamique en Europe jusqu’à la Seconde guerre mondiale, ait épargné la Polynésie en dépit des nombreux artistes européens y ayant séjourné ? Le cadre polynésien était-il, avec la douceur ambiante et son mode de vie tropical, incompatible avec l’esprit tourmenté des expressionnistes, de plus en plus préoccupés par la guerre ? Le décor harmonieux jurait-il avec la recherche d’une nouvelle esthétique, criarde et citadine? (cf. illustration 5).

En Europe, l’expressionnisme a effectivement grandi avec la guerre. Meidner, Beckmann, Kirchner, Pechstein, Kokoschka, Macke…presque tous se sont servis d’elle pour créer, fut-ce dans un esprit admiratif, ou au contraire critique. Certains, dont Otto Dix et George Grosz, se sont mêmes nourris des traumatismes de la guerre et de la décadence de la ville pour donner naissance à un nouveau courant artistique expressionniste dans l'entre-deux-guerres, la Nouvelle Objectivité.

5 -  Meidner, Ville apocalytique, 1913
Dans le Pacifique, à défaut de guerre, l’expressionnisme aurait pu se nourrir d’autres maux : les maladies importées, les conditions d’exploitation des autochtones, l’européanisation des populations locales, l’appropriation des richesses artistiques et culturelles par les colonialistes, dénoncés déjà par Gauguin en Polynésie française, puis par Emil Nolde en Nouvelle-Guinée germanique à l’occasion d’une expédition médicale censée étudier les mauvaises conditions sanitaires et la dénatalité chez les autochtones. 


Les terrains d'expérimentation d'un expressionnisme pacifique

Lorsque Emil Nolde, peintre expressionniste qui a coupé les ponts avec le groupe « Die Brücke » en Allemagne par souci d’indépendance, s'en va en octobre 1913 pour la Nouvelle-Guinée, alors colonie du Reich depuis 1899, il ne se doute pas encore de la Première guerre mondiale, et ne cherche donc pas à la fuir. Pendant son séjour, il ne cherche pas non plus à utiliser son art pour démasquer la violence imposée aux populations locales.

Admiratif de la « magnificence de couleurs » lors d’une exposition consacrée à Gauguin en 1905, l'intention de Nolde est avant tout esthétique, voire mystique. Après avoir entamé en 1911 un ouvrage sur « l’expression artistique des peuples primitifs », Nolde part à la recherche d’une créativité originelle, d’une esthétique non entachée par la société industrielle. C’est ainsi qu’il réalise, à côté de nombreux croquis, aquarelles et quelques peintures, son célèbre « Soleil tropical » (cf.illustration 6), empreint de mysticisme et annonçant des représentations en lignes horizontales de plus en plus généreuses.

6 -  Nolde, Soleil tropical, 1914
Contrairement à Gauguin qui a vécu en Polynésie pendant 12 ans et y est mort, l’expédition de Nolde a duré moins de 12 mois. Son séjour effectif en Nouvelle-Guinée a été raccourci par les arrêts au Japon, en Chine, en Corée et en Russie, et interrompu par les maladies. La plupart de ses œuvres d’inspiration insulaire furent donc réalisées soit avant son voyage (cf. illustration 7), au musée d’anthropologie berlinois, soit après son retour, pendant la guerre.

Or, à ce moment, Nolde écarte la Première guerre mondiale de ses tableaux et opte pour des sujets de moins en moins agressifs : les masques, scènes de culte ou de danse sont remplacés par des portraits d’habitants des îles ou des paysages exotiques (cf. illustration 8).

7 - Nolde, Figure et masque, 1911

 
  8 - Emil Nolde, Famille papoue, 1914

Au moment où Nolde entame son voyage retour, en avril 1914, l’expressionniste Max Pechstein part pour les mers du Sud vers l’archipel de Palau. Il rêve d’une évasion romantique de quelques années pour enfin vivre son idéal de vie immergé dans la nature. A la différence de Nolde, ses écrits ne témoignent d’aucune prise de conscience quant à la réalité coloniale et Pechstein paraît même profiter de la générosité de la population locale. Mais le thème de leurs peintures est le même : l’exotisme. Et comme son précurseur, Pechstein ne s'éternise pas au paradis : rappelé par la réalité de la guerre, il a dû quitter son idylle au bout de quelques mois après s’être fait prisonnier par les Japonais.

In fine, si les courts séjours de ces deux expressionnistes ne leur ont pas laissé le temps de laisser une empreinte artistique dans le Pacifique du Sud comme a pu le faire Gauguin en Polynésie française (on imagine difficilement une exposition intitulée « Après Nolde, l’expressionnisme en Papouasie-Nouvelle-Guinée »…), ils ont en revanche ramené avec eux en Europe un esprit pacifique, dans les deux sens du terme. Alors que la peinture expressionniste est de plus en plus marquée par l'angoisse de la guerre et le malaise de l'entre-deux-guerre, Nolde et Pechstein refusent toute violence. Le premier se retire dans des îles Nord pour peindre un horizon apaisé, tandis que le second, psychologiquement ébranlé par la guerre, est renvoyé à Berlin où il replonge dans ses souvenirs de l'archipel de Palau (cf. illustration 9).
 
9 - Max Pechstein, Hamac, 1919

Retour aux sources

Aujourd'hui, que reste-t-il de cette tendance artistique sereine, alors que l'expressionnisme contemporain est caractérisé par une esthétique souvent angoissante et dérangeante, parfois fantômesque (cf. Jean Rustin, Christophe Miralles, Benjamin Carbonne, Marion Robert…), traduisant, comme à l'entre-deux-guerres, un certain mal-être social ou individuel ? Où est passée la vivacité des couleurs dans l'expression d'un état d'âme ? Pour savoir si l'expressionnisme pacifique a survécu, il faut opérer un double retour aux sources : dans les îles du Pacifique, et auprès de l'influence des grands maîtres.

En Polynésie française, l'expressionnisme pacifique se retrouve sous la forme d’un fauvisme adapté à l’imaginaire local par Garick Yrondi. Arrivé en Polynésie à l’âge d’un an en 1946, Yrondi est influencé par Matisse, fauviste et précurseur des expressionnistes. Il a su utiliser un thème largement – trop – répandu dans la peinture moderne et contemporaine polynésienne, la Tahitienne ornée de fleurs (illustration 11), sans en faire un cliché, en s'appuyant sur le modèle de la femme au chapeau de Matisse (illustration 10), qui a elle-même inspiré de nombreux artistes expressionnistes (cf. illustration 12).

10-Matisse, Femme au chapeau,1905
12-V.Werefkin, Autoportrait, 1910
11-Yrondi, Vahine Tapuna, 2009


Une autre rencontre entre expressionnisme et culture océanienne semble avoir eu lieu dans l’œuvre de Marc Rambeau, Australien d’origine française ayant résidé à Tahiti, en Nouvelle-Calédonie et au Vanuatu. Au-delà de l’influence du trait délicat de Matisse dans ses compositions de femmes polynésiennes, on retrouve une touche expressionniste dans certaines figures. Ainsi, son tableau « Tahiti - Rythme de danse » (illustration 14) évoque une version sensuelle et douce des danses extatiques de Nolde (cf. illustration 13) : le pinceau est large, les couleurs vives, les contours grossiers. L’inspiration expressionniste est encore plus flagrante dans son autoportrait (illustration 20).


13 - Nolde, Danse autour du Veau d'Or, 1910
14 - Rambeau, Rythme de Danse, 1997



Enfin, j’ai retrouvé l’expressionnisme dans sa forme la plus pure dans l’œuvre de Jean-Claude Hyvert, Français qui a longtemps résidé en Polynésie, et aujourd’hui installé en Nouvelle-Calédonie. Les tableaux que j’ai découverts dans la galerie Winkler à Tahiti m’ont immédiatement séduite, sans exception. Chacun d’eux, exécuté avec rigueur et dans le respect des plus grands maîtres, raconte une histoire particulière, originale. L’illustration n°15, avec son mouvement de pinceau pâteux et l’envol d’un personnage nu vers un paysage mystique, rappelle les paraboles de la nature de Nolde comme dans « Enfant et grand oiseau » (cf. illustration 16).

15 -  Hyvert
16 - Nolde, Enfant et Oiseau, 1912



















De même, la composition chromatique de « l’Ange » (illustration 17) d'Hyvert nous fait plonger dans l’univers des hommes mi-réels de Schmitt-Rottluff (illustration 18), et fait allusion aux citadins désenchantés de Kirchner à travers le gris des plumes tombantes et les yeux noirs sans regard (illustration 19). Bref, l’œuvre d’Hyvert est riche et prometteuse. Mais son départ à Nouméa annonce déjà une nouvelle phase et influence dans sa peinture, à suivre.



17 - Hyvert, L'Ange


18-Schmidt-Rottluff, R.Schapire, 1919
19 - Kirchner, Potsdamer Platz, 1914


Unité ou oxymore ?

Je ne pourrai conclure en affirmant qu’il existe une continuité entre Paul Gauguin, Emile Nolde, Max Pechstein et quelques peintres contemporains éparpillés dans les îles pacifiques. Leur diversité est trop importante, l’œuvre des derniers, inégale.

Pourtant, ils ont un dénominateur commun. Contrairement aux tendances expressionnistes tourmentées et agitées des XXème et XXIème siècles, l’expressionnisme de Nolde, Pechstein et des peintres contemporains du Pacifique n’a pas besoin de guerre, de mal ou de laideur, ni de contestation politique ou sociale pour s’exprimer. Il existe comme forme artistique per se, et s’épanouit dans un environnement exotique imprégné des couleurs de Paul Gauguin.


Mais cet expressionnisme serein et pacifique, à mi chemin entre modernité et contemporanéité, est-il encore expressionniste ? L’expressionnisme doux et ensoleillé ne devient-il pas fauvisme ?

20 - Rambeau, Autoportrait, 1993


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Exposition:
Après Gauguin - La peinture à Tahiti de 1903 aux années 1960
jusqu'au 24 mai 2014 au Musée de Tahiti et des îles, Polynésie française

Bibliographie:
Ingo F. Walther, Gauguin, 2013, éd.Taschen
Dietmar Elger, L'Expressionnisme, 2007, éd.Taschen
Norbert Wolf, Expressionnisme, 20014, éd. Taschen
Sylvain Amic (dir.) et autres, Emil Nolde, 2008, éd. rmn

mercredi 19 mars 2014

Keith Haring et Wei Ligang – peut-on comparer ?

Les deux peintures les plus chères et les plus visibles de l’exposition solo de Wei Ligang, organisée par le galeriste Michael Goedhuis chez Mallett dans le cadre de la Semaine de l’Asie à New York (www.asiaweekny.com), ont provoqué quelques réactions de visiteurs que les experts qualifieraient sans doute de « hâtives » : « Oh, that looks like Keith Haring ! ».

La comparaison avec un maître qui a eu son succès dans les années 1980-90 peut en outre paraître démodée dans le monde très mouvant de l’art contemporain. Aussi n’ai-je pas osé demander à Wei Ligang si ces remarques – qu’elles soient issues de la bouche de touristes ou de clients avisés – l’ont flatté, ou au contraire irrité. Car au-delà de ces deux peintures, aucune comparaison possible entre Ligang et Haring. Vraiment ? La question a intrigué l’enfant des années 1980 que je suis.


Keith Haring
Wei Ligang

La démocratisation du mot

D’un point de vue esthétique, la comparaison entre les deux tableaux représentés ci-dessus peut paraître évidente : ils partagent le trait noir, large et rond, qui dessine des formes dynamiques sur un fond doré ou jaune. Haring et Ligang se distinguent pourtant dans la matérialisation du trait noir: le premier utilise le spray, le second l’encre. La comparaison s’arrête-t-elle ici ? Pas encore.

Les sources d’inspiration des deux artistes sont plus proches qu’elles ne paraissent : entre le graffiti chez l’un et la calligraphie chez l’autre, il n’y a qu’un pas…ou plutôt, il n’y a qu’un mot. Le graffiti et la calligraphie ont en effet en commun la mise en valeur du mot écrit. Certains répondront que le « gribouillage » de mots ou de dessins au spray n’est qu’un phénomène récent, très éloigné de la tradition calligraphique en Chine qui remonte à plus de 3700 ans et a constitué un pilier de la dynastie Han et de toute la civilisation chinoise. Le graffiti est l’art de la rue, tandis que la pratique de la calligraphie était longtemps réservée à une élite composée d’empereurs, de lettrés, de moines... Mais les chemins de leur évolution historique se croisent : le graffiti trouve ses origines dans les peintures et écritures murales de l’Égypte ancienne et de l’Antiquité gréco-romaine, alors que la calligraphie se modernise et devient populaire en s’exprimant à travers les nouveaux médias, le cinéma, la publicité…Le graffiti et la calligraphie se partagent donc le passé et le présent. 

Wei Ligang, Stop the Horse and Listen, 2010
(c) Michael Goedhuis Gallery
C’est ce lien entre passé et présent, tradition et modernité, que Wei Ligang entretient dans ses autres œuvres, en détournant le sens initial de certains caractères chinois, et créant ainsi une forme de néo-calligraphisme purement esthétique et visuel, accessible à tous, y compris aux illettrés ou à l’Occident. Tout le monde peut lire son art. Wei Ligang démocratise ainsi la calligraphie comme Keith Haring cherchait à démocratiser l’art, en  réalisant ses œuvres dans la rue ou le métro. Dans l’esprit du Pop Art, Keith Haring a aussi intégré dans son travail des images et mots issus de la culture de masse, pour les subvertir de leur sens originel et transmettre un message. En ce sens, Ligang et Haring sont donc deux artistes subversifs, qui détournent respectivement les symboles de l’iconographie élitiste et populaire.

Du Bronx aux Palaces

Deux principales différences éloignent pourtant le peintre américain du peintre chinois.

Premièrement, Keith Haring était un artiste engagé, qui utilisait souvent l’art au service d’un message politique ou social. Le capitalisme, le racisme, l’apartheid, l’homophobie, la violence, le sida et la mort sont autant de thèmes qui le mobilisaient et que l’on retrouve dans son œuvre. C’est en partie pour démultiplier l’impact de ses messages que Haring a aussi opté pour des espaces d’expression publics tels que la rue ou le métro, dans des dizaines de villes du monde entier.

Wei Ligang en revanche, à l’inverse de ses contemporains Li Jin, Qiu Jie et Lu Hao également représentés par la galerie Michael Goedhuis, et dont l’art porte clairement un message politique ou social, ne semble paradoxalement pas chercher à « dire » quelque chose, malgré l’utilisation de la calligraphie. Ligang tend à évoquer, à faire rêver, en sollicitant la créativité et l’imaginaire individuels, conformément à la tradition calligraphique durant la dynastie Han, où l’esthétique n’était que le cheminement vers une vérité, une vie intérieures. Ligang n’impose rien, il laisse le choix. Son art est le reflet de son caractère apparent, modéré et discret.

Un peu paradoxalement, l’Américain est donc ici le peintre du collectif, du social, de la foule, tandis que le Chinois est celui de l’individu, du privé, de l’intimité.

Deuxièmement, la démocratisation – « commercialisation » diraient ses détracteurs – des œuvres de Haring à travers ses Pop Shops avait aussi une fonction sociale – ou commerciale –  immédiate : vendre l’art à un prix abordable. Pour Haring, l’art devait être accessible aux classes défavorisées, y compris aux « enfants du Bronx ».

On ne peut pas en dire autant des œuvres de Wei Ligang, dont les plus abordables s’élèvent à 30.000 $, en allant jusqu’à plus de 200.000 $. L’exposition n’a en outre pas lieu dans le métro : Mallett est l’une des plus anciennes maisons de vente d’antiquités dans le monde, et située à New Nork dans une demeure de plusieurs étages sur Madison Avenue. Pour visiter l’exposition, comme pour la plupart des galeries d’art du quartier, il faut d’abord appuyer sur une sonnette et se faire accepter. Et ne rentre pas qui veut. Pas certain que les enfants du Bronx seraient accueillis comme dans un Pop Shop. Mais heureusement que Wei Ligang véhicule par son sourire charismatique et sa modestie un message de simplicité et d’accessibilité qui compense le luxe intimidant du cadre…et des peintures.

Exposition de Wei Ligang chez Mallett, New York

Car intimidantes, elles le sont, les peintures de Wei Ligang. Par leur taille, leur l’éclat, leur signification. « Chinese palaces » : le nom de l’exposition – choisi non par l’artiste, mais par le marchand d’arts Michael Goedhuis – donne le ton. Ce choix de nom peut surprendre quand on sait que, précisément, le tableau « Palais chinois » n’est pas exposé. Ce nom de l’exposition reste néanmoins pertinent. Il rend compte d’une atmosphère de luxe retenu et d’extrême délicatesse auxquelles font allusion les tableaux. Les perles, la soie, les brocarts et les jardins remplis de fleurs sont représentés par l’artiste dans un univers semi-abstrait. L’omniprésence de la couleur or et ses reflets scintillants discrets traduisent la nostalgie d’une splendeur impériale. Enfin, la représentation abstraite de deux animaux symboliques, le paon et le dragon, apparaît comme le souvenir vivant mais trouble de la beauté et de la puissance d’une dynastie jamais oubliée.

Vies croisées à New York

Ainsi, Wei Ligang honore la tradition, en l’exprimant avec un langage moderne.

En ce sens, le lieu de l’exposition – une splendide maison d’antiquités au cœur de New York, tentacule de l’art moderne et contemporain et berceau du Street Art – se justifie.

Il n’est donc peut-être pas anodin que la première œuvre vendue de l’artiste durant cette exposition fut une peinture non seulement marquée par le calligraphisme détourné et abstrait propre à Ligang, mais aussi apparemment influencée par Jean-Michel Basquiat, autre artiste américain connu pour son Street Art et ses graffitis. Il suffit d’observer le dessin du trait, l’intensité des couleurs et la nervosité du geste dans les deux tableaux. Sans entamer un nouvel article sur la comparaison possible entre Basquiat et Ligang, je me contenterai de rappeler que Basquiat aimait utiliser dans ses tableaux des commentaires sociaux « comme un tremplin vers une vérité approfondie de l’individu ». Basquiat aurait peut-être pu faire le lien entre le peintre social qu’était Haring et la peinture intimiste de Ligang.

Wei Ligang, Flower Banquet
(c) Michael Goedhuis Gallery
Né en 1964 dans la ville de Datong, dans la province de Shanxi, en Chine, Wei Ligang n’est qu’à peine quelques années plus jeune que l’auraient été les deux maîtres américains, qu’il aurait pu rencontrer lors de ce troisième séjour à New York, si la drogue et le sida ne les avaient pas emportés.

Basquiat


www.vanessadagema.com




Exposition "Chinese Palaces" de Wei Ligang
du 15 au 22 mars 2014
chez Mallett, 929 Madison Ave, New York, NY 10021
(001) (212) 249-8783