vendredi 18 juillet 2014

In sculpturae veritas



  Un accord sculpture-vin dégusté à travers une œuvre de Caillebotte

C’est à Pline l’Ancien que l’on doit l’origine de l’expression « in vino veritas » formulée ensuite par Erasme. Le Livre XIV de son Histoire naturelle est consacrée à 22 chapitres détaillés sur les usages et coutumes, scientifiques et culturels, des Romains en matière de vigne et de vin. Dans ce livre, Pline décrit le travail du sculpteur grec Praxitèle, qui aurait inspiré le Bacchus, dieu des vignes, du vin et de la fête, de Michel-Ange (image n°1), avec sa sculpture en bronze Bacchus, l’ivresse et un satyre. La sculpture et la vigne se nourrissent donc mutuellement, depuis l’Antiquité, autour de la mythologie des dieux gréco-romains.

1-Bacchus, Michel-nge
Les relations dionysiennes entre vin et sculpture se perpétuent et trouvent une expression grandiose dans l’œuvre des plus grands sculpteurs français comme la « Bacchanale » d’Auguste Rodin, et surtout l'ironique « triomphe de Silène » (Silène était le précepteur de Dionysos, ancêtre grec de Bacchus), groupe sculpté au Jardin du Luxembourg, réalisé par un contemporain de Rodin, Jules Dalou (image n°2).
   
2-Le triomphe de Silène, Jules Dalou
Amateur de vin né comme Rodin et Dalou sous le Second Empire, Gustave Caillebotte n’était pas sculpteur. Pourtant, son tableau Les Raboteurs de parquet de 1875 (image n°3) nous permettra de tisser trois liens intéressants entre sculpture et vin : 1) il est l’un des premiers à valoriser (c’est la raison pour laquelle l’œuvre a d’ailleurs été refusée au Salon) la noblesse et la précision du travail manuel, que partagent sculpteurs et viticulteurs ; 2) il reconnaît l’importance de la qualité du matériau dans le travail effectué: le bois, qui représente un support essentiel pour le vin et la sculpture ; 3) enfin, Caillebotte était à la fois un amateur d’art et de vin, qu’il représente ici avec discrétion.

3-Les Raboteurs de parquet, Gustave Caillebotte

1) L’apologie du travail manuel appliqué

Contrairement à Rodin et Dalou qui explorent la mythologie des dieux gréco-romains pour créer certaines sculptures, Caillebotte introduit le vin dans univers plus réaliste et humaniste, celui des ouvriers-artisans. Les bras musclés de ces derniers sont mis en valeur par les reflets de la lumière du jour ; les gestes semblent précis, réguliers, appliqués tels ceux d’un sculpteur expérimenté. Le vin n’est plus le breuvage des dieux décadents et excessifs, mais de ceux qui savent travailler. Il se mérite, goutte à goutte, après l’effort, et avec modération. La bouteille de vin et le verre sont encore pleins, à peine entamés par les artisans qui pourtant luisent de sueur et semblent avoir raboté le parquet pendant des heures.

4-Vendangeuse, Dussaillant
Parmi les sculpteurs contemporains, cette relation entre vin et labeur est mise en valeur par Jean-Pierre Dussaillant dont des sculptures en toile d’acier célèbrent les vendanges et la vigne. En effet, les reflets dorés des grappes soulignent, comme chez Caillebotte, la préciosité du vin après l’effort fourni par les vendangeurs. Les bras forts et luisants de la vendangeuse en acier rappellent les conditions physiques nécessaires aux vendanges (image n°4).

5-Tchin-Tchin, Etienne
Entre les travailleurs de Dussaillant et les dieux de Dalou, le sculpteur contemporain Etienne exprime une vision  bourgeoise et légère du vin, représenté dans sa phase de consommation finale, comme un art de la table rentré dans les mœurs du Français moyen ou gourmet, comme en témoignent les titres de ses œuvres « Tchi-Tchin », « Cheers », « A la tienne » ou « Dégustations I et II » (image n°5). Mais au-delà de cette thématique apparemment mondaine, le sculpteur représente surtout des scènes joyeuses du quotidien français. Cette série en bronze lui permet ainsi d’exprimer son « amour du vin et du travail bien fait », qui le rapproche finalement des préoccupations de Caillebotte.

2) A l’origine fût-le-chêne

6-Barrique, Luc Lauras
Le parquet de Caillebotte ne peut être autre que du chêne massif. Sombre et résistant, il nécessite le travail de plusieurs hommes pour briller et correspondre aux canons de la décoration intérieure de la haute bourgeoisie du Second Empire. Ses longues lignes géométriques annoncent déjà une certaine modernité dans l’art, l’architecture et la sculpture.

Signe de qualité et de résistance, le chêne est un bois apprécié tant par les sculpteurs que les viticulteurs européens : répandu dans les forêts tempérées, il est aussi très varié. Au vin, il offre son goût boisé et vanillé cher aux vins bordelais ; aux sculptures, il offre une palette de plus de 200 couleurs.

Alors que la tradition des sculptures sur tonneaux, réalisées par des artisans-tonneliers pour traduire une spécificité du vigneron, paraît se perdre au profit d’impressions industrielles, les peintures sur barriques semblent de plus en plus populaires. Objet de décoration de bars ou de restaurants, ces dernières sont devenues un véritable support artistique stimulant la création contemporaine. Le jeune peintre Sébastien Basile, par exemple, réalise ses portraits à l’huile directement sur des tonneaux.

Du côté des sculpteurs, l’utilisation directe des fûts est bien plus rare en raison de la difficulté à déformer le bois tendu en arque et imprégné de vin. Cela pourrait expliquer une tendance à privilégier l’art abstrait lors de l’utilisation des douelles de tonneau. L’artiste Luc Lauras, par exemple, exposé au Château de Laubade, a d’abord découpé des foudres en bois pour recréer une sculpture en forme de barrique (image n°6). De même, Maurice Barbette a utilisé des fonds de barriques de St.Emilion pour sa sculpture « Tigre en wood » ainsi que des tonneaux pour sa série de portraits « Douelle’men » (images n° 7).

7-Douelle'men, Maurice Barbette
Un autre sculpteur, Claude Engelhard, semble apporter une certaine nouveauté à ce type de sculpture : il ne tente pas de dominer les douelles en les tordant ou en les découpant excessivement. Il leur laisse la liberté de prendre la forme qu’elles souhaitent, et de bouger dans différents sens, en créant des sculptures mobiles. Ces douelles, après avoir vécu en camisole de force dans des barriques, serrées les unes contre les autres par des ceintures en fer, ont enfin droit à une nouvelle vie. Elles respirent, bougent, s’envolent. C’est donc presque tout naturellement que Claude Engelhard transforme ces barriques en ailes ou oiseaux (image n° 8). Ses sculptures sont libres et voyageuses. Mais leurs socles, peints en vin, sont solides et rappellent un attachement aux origines - les barriques de vin – et aux racines – la vigne. Cette synthèse artistique entre terre et air pourrait être une belle allégorie de l’identité de l’artiste : Français d’origines suisses protestantes et orthodoxes, Engelhard n’oublie pas ses racines, tout en faisant preuve d’un esprit libre et voyageur.

8- Envol I et II, Claude Engelhard


3) Le mécène-œnologue, prêtre du mariage entre sculpture et vin

Caillebotte, qui avait fait des études de droit, considérait longtemps la peinture comme un loisir et ne souffrait pas des mêmes difficultés financières que ses amis artistes dont il achetait et collectionnait les toiles.

De nombreux propriétaires de domaines vignobles haut de gamme ont aujourd’hui la possibilité financière et la volonté artistique d’enrichir leur domaine avec des sculptures modernes et contemporaines, au point où certains châteaux sont devenus de véritables parcs de sculptures, tels que le Domaine de Peyrassol, le Château la Coste, le Château d’Arsac, le Château Smith Haut-Lafitte, le Château Pape-Clément…(image n°9).

Plusieurs raisons peuvent amener les propriétaires de vignobles à opter pour de tels choix lucratifs : la passion pour l’art moderne ou contemporain, un intérêt pour moderniser l’image d’un château vieilli par des traditions séculaires, la volonté d’accroître l’attractivité du domaine par l’oenotourisme qui mobilise de nombreux secteurs au-delà de la simple dégustation : l’histoire, la géographie, la gastronomie…et l’art.

Pline l’Ancien, né à peine une trentaine d’années après Gaius Maecenas (en français Mécène), homme politique romain qui a consacré son argent et son pouvoir aux arts, aurait adoré ajouter au Livre XIV de son Histoire naturelle un 23ème chapitre sur les mécènes-œnologues s’ils avaient existé à son époque. Caillebotte, lui-même mécène et horticulteur avant d’être peintre, se serait régalé et ce n’est sans doute pas anodin si, aujourd’hui, la propriété Caillebotte à Yerres accueille régulièrement une Biennale des sculptures, dont la prochaine est prévue en 2015.


9-Pouce, César, Château d'Arsac



 Article écrit par vanessagema.com










Sources :








 http://www.sudouest.fr/2011/10/12/cesar-est-a-arsac-524214-713.php