vendredi 18 juillet 2014

In sculpturae veritas



  Un accord sculpture-vin dégusté à travers une œuvre de Caillebotte

C’est à Pline l’Ancien que l’on doit l’origine de l’expression « in vino veritas » formulée ensuite par Erasme. Le Livre XIV de son Histoire naturelle est consacrée à 22 chapitres détaillés sur les usages et coutumes, scientifiques et culturels, des Romains en matière de vigne et de vin. Dans ce livre, Pline décrit le travail du sculpteur grec Praxitèle, qui aurait inspiré le Bacchus, dieu des vignes, du vin et de la fête, de Michel-Ange (image n°1), avec sa sculpture en bronze Bacchus, l’ivresse et un satyre. La sculpture et la vigne se nourrissent donc mutuellement, depuis l’Antiquité, autour de la mythologie des dieux gréco-romains.

1-Bacchus, Michel-nge
Les relations dionysiennes entre vin et sculpture se perpétuent et trouvent une expression grandiose dans l’œuvre des plus grands sculpteurs français comme la « Bacchanale » d’Auguste Rodin, et surtout l'ironique « triomphe de Silène » (Silène était le précepteur de Dionysos, ancêtre grec de Bacchus), groupe sculpté au Jardin du Luxembourg, réalisé par un contemporain de Rodin, Jules Dalou (image n°2).
   
2-Le triomphe de Silène, Jules Dalou
Amateur de vin né comme Rodin et Dalou sous le Second Empire, Gustave Caillebotte n’était pas sculpteur. Pourtant, son tableau Les Raboteurs de parquet de 1875 (image n°3) nous permettra de tisser trois liens intéressants entre sculpture et vin : 1) il est l’un des premiers à valoriser (c’est la raison pour laquelle l’œuvre a d’ailleurs été refusée au Salon) la noblesse et la précision du travail manuel, que partagent sculpteurs et viticulteurs ; 2) il reconnaît l’importance de la qualité du matériau dans le travail effectué: le bois, qui représente un support essentiel pour le vin et la sculpture ; 3) enfin, Caillebotte était à la fois un amateur d’art et de vin, qu’il représente ici avec discrétion.

3-Les Raboteurs de parquet, Gustave Caillebotte

1) L’apologie du travail manuel appliqué

Contrairement à Rodin et Dalou qui explorent la mythologie des dieux gréco-romains pour créer certaines sculptures, Caillebotte introduit le vin dans univers plus réaliste et humaniste, celui des ouvriers-artisans. Les bras musclés de ces derniers sont mis en valeur par les reflets de la lumière du jour ; les gestes semblent précis, réguliers, appliqués tels ceux d’un sculpteur expérimenté. Le vin n’est plus le breuvage des dieux décadents et excessifs, mais de ceux qui savent travailler. Il se mérite, goutte à goutte, après l’effort, et avec modération. La bouteille de vin et le verre sont encore pleins, à peine entamés par les artisans qui pourtant luisent de sueur et semblent avoir raboté le parquet pendant des heures.

4-Vendangeuse, Dussaillant
Parmi les sculpteurs contemporains, cette relation entre vin et labeur est mise en valeur par Jean-Pierre Dussaillant dont des sculptures en toile d’acier célèbrent les vendanges et la vigne. En effet, les reflets dorés des grappes soulignent, comme chez Caillebotte, la préciosité du vin après l’effort fourni par les vendangeurs. Les bras forts et luisants de la vendangeuse en acier rappellent les conditions physiques nécessaires aux vendanges (image n°4).

5-Tchin-Tchin, Etienne
Entre les travailleurs de Dussaillant et les dieux de Dalou, le sculpteur contemporain Etienne exprime une vision  bourgeoise et légère du vin, représenté dans sa phase de consommation finale, comme un art de la table rentré dans les mœurs du Français moyen ou gourmet, comme en témoignent les titres de ses œuvres « Tchi-Tchin », « Cheers », « A la tienne » ou « Dégustations I et II » (image n°5). Mais au-delà de cette thématique apparemment mondaine, le sculpteur représente surtout des scènes joyeuses du quotidien français. Cette série en bronze lui permet ainsi d’exprimer son « amour du vin et du travail bien fait », qui le rapproche finalement des préoccupations de Caillebotte.

2) A l’origine fût-le-chêne

6-Barrique, Luc Lauras
Le parquet de Caillebotte ne peut être autre que du chêne massif. Sombre et résistant, il nécessite le travail de plusieurs hommes pour briller et correspondre aux canons de la décoration intérieure de la haute bourgeoisie du Second Empire. Ses longues lignes géométriques annoncent déjà une certaine modernité dans l’art, l’architecture et la sculpture.

Signe de qualité et de résistance, le chêne est un bois apprécié tant par les sculpteurs que les viticulteurs européens : répandu dans les forêts tempérées, il est aussi très varié. Au vin, il offre son goût boisé et vanillé cher aux vins bordelais ; aux sculptures, il offre une palette de plus de 200 couleurs.

Alors que la tradition des sculptures sur tonneaux, réalisées par des artisans-tonneliers pour traduire une spécificité du vigneron, paraît se perdre au profit d’impressions industrielles, les peintures sur barriques semblent de plus en plus populaires. Objet de décoration de bars ou de restaurants, ces dernières sont devenues un véritable support artistique stimulant la création contemporaine. Le jeune peintre Sébastien Basile, par exemple, réalise ses portraits à l’huile directement sur des tonneaux.

Du côté des sculpteurs, l’utilisation directe des fûts est bien plus rare en raison de la difficulté à déformer le bois tendu en arque et imprégné de vin. Cela pourrait expliquer une tendance à privilégier l’art abstrait lors de l’utilisation des douelles de tonneau. L’artiste Luc Lauras, par exemple, exposé au Château de Laubade, a d’abord découpé des foudres en bois pour recréer une sculpture en forme de barrique (image n°6). De même, Maurice Barbette a utilisé des fonds de barriques de St.Emilion pour sa sculpture « Tigre en wood » ainsi que des tonneaux pour sa série de portraits « Douelle’men » (images n° 7).

7-Douelle'men, Maurice Barbette
Un autre sculpteur, Claude Engelhard, semble apporter une certaine nouveauté à ce type de sculpture : il ne tente pas de dominer les douelles en les tordant ou en les découpant excessivement. Il leur laisse la liberté de prendre la forme qu’elles souhaitent, et de bouger dans différents sens, en créant des sculptures mobiles. Ces douelles, après avoir vécu en camisole de force dans des barriques, serrées les unes contre les autres par des ceintures en fer, ont enfin droit à une nouvelle vie. Elles respirent, bougent, s’envolent. C’est donc presque tout naturellement que Claude Engelhard transforme ces barriques en ailes ou oiseaux (image n° 8). Ses sculptures sont libres et voyageuses. Mais leurs socles, peints en vin, sont solides et rappellent un attachement aux origines - les barriques de vin – et aux racines – la vigne. Cette synthèse artistique entre terre et air pourrait être une belle allégorie de l’identité de l’artiste : Français d’origines suisses protestantes et orthodoxes, Engelhard n’oublie pas ses racines, tout en faisant preuve d’un esprit libre et voyageur.

8- Envol I et II, Claude Engelhard


3) Le mécène-œnologue, prêtre du mariage entre sculpture et vin

Caillebotte, qui avait fait des études de droit, considérait longtemps la peinture comme un loisir et ne souffrait pas des mêmes difficultés financières que ses amis artistes dont il achetait et collectionnait les toiles.

De nombreux propriétaires de domaines vignobles haut de gamme ont aujourd’hui la possibilité financière et la volonté artistique d’enrichir leur domaine avec des sculptures modernes et contemporaines, au point où certains châteaux sont devenus de véritables parcs de sculptures, tels que le Domaine de Peyrassol, le Château la Coste, le Château d’Arsac, le Château Smith Haut-Lafitte, le Château Pape-Clément…(image n°9).

Plusieurs raisons peuvent amener les propriétaires de vignobles à opter pour de tels choix lucratifs : la passion pour l’art moderne ou contemporain, un intérêt pour moderniser l’image d’un château vieilli par des traditions séculaires, la volonté d’accroître l’attractivité du domaine par l’oenotourisme qui mobilise de nombreux secteurs au-delà de la simple dégustation : l’histoire, la géographie, la gastronomie…et l’art.

Pline l’Ancien, né à peine une trentaine d’années après Gaius Maecenas (en français Mécène), homme politique romain qui a consacré son argent et son pouvoir aux arts, aurait adoré ajouter au Livre XIV de son Histoire naturelle un 23ème chapitre sur les mécènes-œnologues s’ils avaient existé à son époque. Caillebotte, lui-même mécène et horticulteur avant d’être peintre, se serait régalé et ce n’est sans doute pas anodin si, aujourd’hui, la propriété Caillebotte à Yerres accueille régulièrement une Biennale des sculptures, dont la prochaine est prévue en 2015.


9-Pouce, César, Château d'Arsac



 Article écrit par vanessagema.com










Sources :








 http://www.sudouest.fr/2011/10/12/cesar-est-a-arsac-524214-713.php




vendredi 16 mai 2014

Lagarce et Revon rendent hommage aux arts de la scene


Une pièce de théâtre sur le théâtre ? Corneille avec « L'Illusion Comique », Marivaux avec « L'Île des esclaves » ou Rostand avec « Cyrano de Bergerac », pour ne citer que quelques exemples français, nous y avaient habitués. Mais Jean-Luc Lagarce, avec « Music Hall », va au-delà de la simple mise en abyme : il cherche à révéler la vie intérieure des comédiens en général. Cette pièce transmet un message universel sur le théâtre et les arts de la scène et rend hommage à tous les artistes de la scène – comédiens, musiciens, chanteurs, danseurs, metteurs en scène etc. En même temps, elle soulève des interrogations sur l'utilité du théâtre et des performances sur scène: pourquoi monter sur scène alors qu'on peut faire plus parfait au cinéma ?


Répétition générale de "Music hall" (c) Vanessa Teran

En effet, le cinéma est plus populaire : on entend rarement quelqu'un affirmer: "Je n'aime pas le cinéma", tandis que de nombreuses personnes n’aiment pas ou ne sont jamais allées au théâtre. Pourtant, la « valeur créative » du théâtre est bien connue: 1) sur scène, on peut prétendre, mais pas tricher. Tout est dans l'instant. L'erreur est latente, à fleur de peau, comme les comédiens. Pas de « rewind » pour reculer ou rejouer une scène ou une note. Pas de montage pour sélectionner la scène ou le chant parfait. Chaque soir de représentation sera différent. Pour vraiment apprécier une pièce, il faudrait s'obliger à la voir deux fois, pour ressentir les évolutions entre deux représentations ; 2) sur scène, l’homme se suffit à lui-même : on peut montrer un spectacle avec un seul personnage, sans aucun accessoire ni décor. Imaginez un film avec un seul personnage sans aucun decor...même Robinson Crusoe avait au moins besoin d’une île sur les écrans. Sur scène, en revanche, Robinson pourrait se débrouiller seul...justement parce qu'il est rarement seul: il est entouré de spectateurs qui réagissent tous les soirs différemment. Car l'audience a une vraie personnalité: exigeante en semaine, joyeuse le samedi soir, flâneuse le dimanche après-midi.

Mais le spectacle a-t-il encore un sens sans ces spectateurs ? Lagarce répond dans « Music Hall » avec certitude: oui ! Pour l'art en lui même, pour la créativité qui libère les comédiens, musiciens, chanteurs, danseurs au moment où ils s'expriment, malgré la tristesse, la déception ou le désespoir provoqués irrémédiablement par une salle vide. 

La vie réelle des artistes de la scène

« Music Hall » - jouée pour la première fois à New York au Broadway qui fait rêver tant de comédiens -  s'adresse à tous les artistes de la scène qui ont connu les difficultés liées aux petits ou moyens spectacles et se sont heurtés à l'incompréhension de ceux qui ne partageaient pas leur univers. Lagarce insiste sur deux types de difficultés:

Premièrement, les difficultés d'ordre matériel. Elles commencent par les fortes contraintes financières. Les petits spectacles sont souvent autofinancés. Or, même si on croit monter le plus beau spectacle, on n'atteint pas toujours l'audience espérée, les recettes sont insuffisantes pour rembourser les dépenses, sans mentionner la possibilité de financer la paie déjà misérable des artistes, calculée « au pourcentage de la recette » comme le répètent les directeurs d’établissement « goguenards » dans « Music Hall ». Ces difficultés matérielles se concrétisent ensuite dans la chasse à l’accessoire, qui représente la vie du personnage et devient même celle du comédien. Ainsi, le tabouret de La Fille dans « Music Hall » que les directeurs d'établissements ou producteurs souhaitent remplacer par une chaise. Or, comment faire le tour d'une chaise en étant assise ? demande désespérément La Fille qui prépare un spectacle de cabaret. Enfin, les contraintes matérielles sont à leur paroxysme dans les arguments de sécurité : tous les accessoires ou éléments de décor doivent être, « documents à l’appui », non-inflammables. Pas de chance, La Fille n’a pas gardé un tel document pour son « tabouret incendiaire ». A l’inverse, l’exigence de non-inflammabilité n’est  bizarrement pas requise pour les costumes. La Fille ne sera pas contrainte de jouer nue…

Deuxièmement, Lagarce évoque les difficultés d'ordre psychologique et émotionnel propres aux métiers des arts de la scène. D’abord, la vie de troupe n’est pas aisée: les répétitions, la promiscuité, l'intensité du travail font que les artistes s’attachent rapidement à des personnes qu’ils n'auraient pas rencontrées ou appréciées dans d’autres circonstances. Or, dans une troupe, il faut apprendre à s'aimer, à s’apprécier, ou du moins à se respecter malgré les différences…pour survivre en coulisses, souvent minuscules, et sur scène, aussi souvent étroites comme s’en plaint La Fille. Mais comme la compréhension mutuelle a des limites dans la promiscuité, le turn-over au sein d’une petite troupe est important. Seuls les costumes et les décors restent. Au grand désespoir des deux Garçons de « Music Hall », qui se considèrent comme des remplaçants hasardeux de leurs prédécesseurs, des marionnettes au service de La Fille. Enfin, la préparation du spectacle suscite des attentes en décalage avec la réalité : les trois personnages finissent par jouer leur spectacle, à peine mûr, à Montargis-Loiret, « le trou du cul du cul du monde », devant une salle vide, loin des souvenirs glorieux de Joséphine Baker avec lesquels se console La Fille...

Répétition générale de "Music Hall" (c) Vanessa Teran

Une mise en scène et un casting fidèles aux intentions de l’auteur

Ce texte plein de tristesse, mais aussi d'espoirs - car la Fille ne perd jamais l'espoir et continue à répéter et à monter son spectacle, coûte que coûte - est mis en scène avec justesse et délicatesse par Roxane Revon dans un petit théâtre typique du Off-Broadway. Un décor minimaliste permet d’exprimer les contraintes décrites par Lagarce : deux portants blancs derrière lesquels se cachent les deux Garçons reflètent l’étroitesse des coulisses et la promiscuité, tandis que leurs ombres projetées sur les rideaux semblent faire allusion au jeu de marionnettes. Les contraintes matérielles du spectacle sont traduites par la seule présence d’un tabouret, d’un magnétoscope et d’une cassette abîmée et irrécupérable, mais que La Fille s’entête à vouloir réparer. Pour creuser le fossé entre les artistes et les directeurs d’établissement ou producteurs, Revon transforme enfin les « goguenards » de Lagarce en soûlards.

Représentation du 14 mai (c) Lucie Dupas

Quant aux émotions que peuvent rencontrer les artistes de la scène, les comédiens ont réussi à les exprimer avec aisance. La comédienne américaine Jackie Sanders est très juste dans le rôle de La Fille expérimentée, professionnelle et narcissique telle une vedette sur le déclin, mais souriante en toute circonstance, prête à faire son show et à prétendre. Le rôle du Garçon 1, jeune beau en début de carrière, prêt à tout pour prouver ses talents, quitte à en faire trop, sied parfaitement au comédien italien Jacopo Rampini. Enfin, la performance touchante et drôle du Français François Baron en tant que Garçon 2, l’artiste usé qui n’a jamais percé, nous séduit immédiatement et apporte la fraîcheur et légèreté nécessaires à cette pièce grave, sans jamais perdre l’intensité dans un regard qui nous avoue : j’ai échoué.

S’il y avait quelque chose à améliorer, il conviendrait de faciliter la compréhension de ce texte poétique mais peu accessible, et dont tant l’objet et que les répétitions risquent de perdre le spectateur qui ne connaît pas l’univers de la scène ou se contente d’une lecture absurde de la pièce. Deux directions dans le jeu des comédiens pourraient aider : d’abord, laisser davantage percevoir les hauts, c’est à-dire les moments de joie et d’espoirs – et pas seulement les bas – liés aux arts du spectacle (peut-être en insistant plus sur l’univers joyeux de Joséphine Baker, idole de La Fille ?); ensuite, tourner le jeu vers le spectateur, pour marquer son importance et lui demander de revenir, en luis disant : si vous fermiez les yeux, que ferions-nous de tout ce spectacle ?

The Show must go on

Si je suis venue voir cette pièce en tant que spectatrice, j’en suis ressortie comme metteure en scène. J’ai été encouragée par la volonté de La Fille, qui n’est pas seulement danseuse de cabaret, mais qui a aussi écrit et mis en scène son spectacle pendant des années. Je me suis identifiée à elle à chaque réplique : les objets incendiaires, les rapprochements et tensions entre artistes, les encouragements à une troupe qui était « so close and yet so far » du résultat escompté, les déceptions face aux départs des uns ou abandons des autres, la crainte d’une salle vide ou, pire, « goguenarde », ou encore l’ingratitude générale  face à tant d’efforts. 

Pourtant, je continuerai. Ma prochaine pièce sera jouée mi-juin, avec une nouvelle troupe composée de comédiens amateurs doués et qui me surprennent chaque jour, et en collaboration avec la talentueuse Roxane Revon, dans un double-spectacle intitulé « Dons Juans », du 11 au 15 juin au Fourth Street Theatre à New York.

Répétition de "Music Hall" (c) Vanessa da Gema



Dernière représentation de "Music Hall" le samedi 17 mai au Théâtre II, Roy Arias Studios, NYC.

Informations et réservations sur www.diffractions.org

lundi 24 mars 2014

De l’expressionnisme pacifique



La vie pacifique de Gauguin, source d'inspiration des premiers expressionnistes

L’expressionnisme est né dans l’imagination des rêveurs du grand large. Le japonisme de Vincent Van Gogh, les masques animés de James Ensor, les bords de mer mélancoliques d’Edward Munch, les saveurs du Sud d’Henri Matisse et les décors exotiques de Paul Gauguin ont en commun les couleurs intenses, les contrastes appuyés et une réalité déformée qui ont marqué les expressionnistes du début du XXème siècle.

Pourtant, rares sont les maîtres qui ont effectivement voyagé. Van Gogh n’est jamais allé au Japon et s’est laissé convaincre par Toulouse-Lautrec qu’Arles possédait la même lumière ; Ensor s’est contenté du carnaval d’Ostende en Belgique comme source d’inspiration pour ses masques ; Munch n’est pas sorti de l’Europe ; Matisse, en séjournant en Afrique du Nord, est resté dans un environnement méditerranéen familier. Parmi les précurseurs de l'expressionnisme, seul Gauguin a osé, en 1891, traverser l’océan pour y vivre de surcroît éloigné des Européens et de la vie en ville, avec la population polynésienne, et mourir seul sur l’archipel le plus isolé de la Polynésie française, les îles Marquises.

Gauguin est le peintre de la confrontation, puis de la rencontre, entre l'art européen et l'art traditionnel de Polynésie. D'une part, il y introduit l'art pictural, opposé à l’art sculptural ou corporel répandu dans le Pacifique, d'autre part, il puise dans la culture et le décor polynésiens une nouvelle esthétique qui va influencer de nombreuses générations de peintres après sa mort en 1903.

1 - Gauguin, Fatata te miti, 1892
En Europe, en particulier dans l'Allemagne du début du XXème siècle, les expressionnistes qui rejettent les structures sociales et politiques dominantes et rêvent d'une société utopique loin de la modernité industrielle, voient dans le modèle de vie de Gauguin à Tahiti un idéal d'harmonie entre l’homme et la nature. A défaut de voyages lointains, la plupart des peintres expressionnistes se satisfont d’étudier les sociétés primitives aux musées ethnographiques de Dresde ou de Berlin et d’en imiter l’expérience à travers une libre communauté de vie et de travail au bord des lacs de Moritzburg (cf. illustrations 1, 2 et 3).

    2-Kirchner, Baignade à Moritzburg, 1909
3 - Pechstein, Sous les arbres, 1911











En Polynésie, de nombreux peintres européens arrivent après la mort de Gauguin et y perpétuent l'art pictural, comme le démontre l’actuelle exposition « Après Gauguin, la peinture à Tahiti de 1903 aux années 1960 » au Musée de Tahiti et des îles. Parmi ces peintres, il y avait-il des expressionnistes ? A peine. Éventuellement quelques œuvres de René Grandidier, arrivé à Tahiti en 1952, et qui joue avec des couleurs vives, des contours marqués, un pinceau épais (cf. illustration 4). Voire un ou deux tableaux expressionnistes abstraits d’André Brooke, qui fait un premier séjour à Tahiti de 1937 à 1945. Mais guère plus. La plupart des artistes séjournant en Polynésie privilégient des représentations naturalistes exotiques, vouant un culte à la beauté des paysages et des femmes polynésiennes fleuries, y compris les plus grands tels qu’Adriaan Herman Gouwe, Octave Morillot ou Serge Grès.

4 - Grandidier, Vie quotidienne

Entre guerre et Pacifique

Comment expliquer que l’expressionnisme, mouvement pourtant particulièrement dynamique en Europe jusqu’à la Seconde guerre mondiale, ait épargné la Polynésie en dépit des nombreux artistes européens y ayant séjourné ? Le cadre polynésien était-il, avec la douceur ambiante et son mode de vie tropical, incompatible avec l’esprit tourmenté des expressionnistes, de plus en plus préoccupés par la guerre ? Le décor harmonieux jurait-il avec la recherche d’une nouvelle esthétique, criarde et citadine? (cf. illustration 5).

En Europe, l’expressionnisme a effectivement grandi avec la guerre. Meidner, Beckmann, Kirchner, Pechstein, Kokoschka, Macke…presque tous se sont servis d’elle pour créer, fut-ce dans un esprit admiratif, ou au contraire critique. Certains, dont Otto Dix et George Grosz, se sont mêmes nourris des traumatismes de la guerre et de la décadence de la ville pour donner naissance à un nouveau courant artistique expressionniste dans l'entre-deux-guerres, la Nouvelle Objectivité.

5 -  Meidner, Ville apocalytique, 1913
Dans le Pacifique, à défaut de guerre, l’expressionnisme aurait pu se nourrir d’autres maux : les maladies importées, les conditions d’exploitation des autochtones, l’européanisation des populations locales, l’appropriation des richesses artistiques et culturelles par les colonialistes, dénoncés déjà par Gauguin en Polynésie française, puis par Emil Nolde en Nouvelle-Guinée germanique à l’occasion d’une expédition médicale censée étudier les mauvaises conditions sanitaires et la dénatalité chez les autochtones. 


Les terrains d'expérimentation d'un expressionnisme pacifique

Lorsque Emil Nolde, peintre expressionniste qui a coupé les ponts avec le groupe « Die Brücke » en Allemagne par souci d’indépendance, s'en va en octobre 1913 pour la Nouvelle-Guinée, alors colonie du Reich depuis 1899, il ne se doute pas encore de la Première guerre mondiale, et ne cherche donc pas à la fuir. Pendant son séjour, il ne cherche pas non plus à utiliser son art pour démasquer la violence imposée aux populations locales.

Admiratif de la « magnificence de couleurs » lors d’une exposition consacrée à Gauguin en 1905, l'intention de Nolde est avant tout esthétique, voire mystique. Après avoir entamé en 1911 un ouvrage sur « l’expression artistique des peuples primitifs », Nolde part à la recherche d’une créativité originelle, d’une esthétique non entachée par la société industrielle. C’est ainsi qu’il réalise, à côté de nombreux croquis, aquarelles et quelques peintures, son célèbre « Soleil tropical » (cf.illustration 6), empreint de mysticisme et annonçant des représentations en lignes horizontales de plus en plus généreuses.

6 -  Nolde, Soleil tropical, 1914
Contrairement à Gauguin qui a vécu en Polynésie pendant 12 ans et y est mort, l’expédition de Nolde a duré moins de 12 mois. Son séjour effectif en Nouvelle-Guinée a été raccourci par les arrêts au Japon, en Chine, en Corée et en Russie, et interrompu par les maladies. La plupart de ses œuvres d’inspiration insulaire furent donc réalisées soit avant son voyage (cf. illustration 7), au musée d’anthropologie berlinois, soit après son retour, pendant la guerre.

Or, à ce moment, Nolde écarte la Première guerre mondiale de ses tableaux et opte pour des sujets de moins en moins agressifs : les masques, scènes de culte ou de danse sont remplacés par des portraits d’habitants des îles ou des paysages exotiques (cf. illustration 8).

7 - Nolde, Figure et masque, 1911

 
  8 - Emil Nolde, Famille papoue, 1914

Au moment où Nolde entame son voyage retour, en avril 1914, l’expressionniste Max Pechstein part pour les mers du Sud vers l’archipel de Palau. Il rêve d’une évasion romantique de quelques années pour enfin vivre son idéal de vie immergé dans la nature. A la différence de Nolde, ses écrits ne témoignent d’aucune prise de conscience quant à la réalité coloniale et Pechstein paraît même profiter de la générosité de la population locale. Mais le thème de leurs peintures est le même : l’exotisme. Et comme son précurseur, Pechstein ne s'éternise pas au paradis : rappelé par la réalité de la guerre, il a dû quitter son idylle au bout de quelques mois après s’être fait prisonnier par les Japonais.

In fine, si les courts séjours de ces deux expressionnistes ne leur ont pas laissé le temps de laisser une empreinte artistique dans le Pacifique du Sud comme a pu le faire Gauguin en Polynésie française (on imagine difficilement une exposition intitulée « Après Nolde, l’expressionnisme en Papouasie-Nouvelle-Guinée »…), ils ont en revanche ramené avec eux en Europe un esprit pacifique, dans les deux sens du terme. Alors que la peinture expressionniste est de plus en plus marquée par l'angoisse de la guerre et le malaise de l'entre-deux-guerre, Nolde et Pechstein refusent toute violence. Le premier se retire dans des îles Nord pour peindre un horizon apaisé, tandis que le second, psychologiquement ébranlé par la guerre, est renvoyé à Berlin où il replonge dans ses souvenirs de l'archipel de Palau (cf. illustration 9).
 
9 - Max Pechstein, Hamac, 1919

Retour aux sources

Aujourd'hui, que reste-t-il de cette tendance artistique sereine, alors que l'expressionnisme contemporain est caractérisé par une esthétique souvent angoissante et dérangeante, parfois fantômesque (cf. Jean Rustin, Christophe Miralles, Benjamin Carbonne, Marion Robert…), traduisant, comme à l'entre-deux-guerres, un certain mal-être social ou individuel ? Où est passée la vivacité des couleurs dans l'expression d'un état d'âme ? Pour savoir si l'expressionnisme pacifique a survécu, il faut opérer un double retour aux sources : dans les îles du Pacifique, et auprès de l'influence des grands maîtres.

En Polynésie française, l'expressionnisme pacifique se retrouve sous la forme d’un fauvisme adapté à l’imaginaire local par Garick Yrondi. Arrivé en Polynésie à l’âge d’un an en 1946, Yrondi est influencé par Matisse, fauviste et précurseur des expressionnistes. Il a su utiliser un thème largement – trop – répandu dans la peinture moderne et contemporaine polynésienne, la Tahitienne ornée de fleurs (illustration 11), sans en faire un cliché, en s'appuyant sur le modèle de la femme au chapeau de Matisse (illustration 10), qui a elle-même inspiré de nombreux artistes expressionnistes (cf. illustration 12).

10-Matisse, Femme au chapeau,1905
12-V.Werefkin, Autoportrait, 1910
11-Yrondi, Vahine Tapuna, 2009


Une autre rencontre entre expressionnisme et culture océanienne semble avoir eu lieu dans l’œuvre de Marc Rambeau, Australien d’origine française ayant résidé à Tahiti, en Nouvelle-Calédonie et au Vanuatu. Au-delà de l’influence du trait délicat de Matisse dans ses compositions de femmes polynésiennes, on retrouve une touche expressionniste dans certaines figures. Ainsi, son tableau « Tahiti - Rythme de danse » (illustration 14) évoque une version sensuelle et douce des danses extatiques de Nolde (cf. illustration 13) : le pinceau est large, les couleurs vives, les contours grossiers. L’inspiration expressionniste est encore plus flagrante dans son autoportrait (illustration 20).


13 - Nolde, Danse autour du Veau d'Or, 1910
14 - Rambeau, Rythme de Danse, 1997



Enfin, j’ai retrouvé l’expressionnisme dans sa forme la plus pure dans l’œuvre de Jean-Claude Hyvert, Français qui a longtemps résidé en Polynésie, et aujourd’hui installé en Nouvelle-Calédonie. Les tableaux que j’ai découverts dans la galerie Winkler à Tahiti m’ont immédiatement séduite, sans exception. Chacun d’eux, exécuté avec rigueur et dans le respect des plus grands maîtres, raconte une histoire particulière, originale. L’illustration n°15, avec son mouvement de pinceau pâteux et l’envol d’un personnage nu vers un paysage mystique, rappelle les paraboles de la nature de Nolde comme dans « Enfant et grand oiseau » (cf. illustration 16).

15 -  Hyvert
16 - Nolde, Enfant et Oiseau, 1912



















De même, la composition chromatique de « l’Ange » (illustration 17) d'Hyvert nous fait plonger dans l’univers des hommes mi-réels de Schmitt-Rottluff (illustration 18), et fait allusion aux citadins désenchantés de Kirchner à travers le gris des plumes tombantes et les yeux noirs sans regard (illustration 19). Bref, l’œuvre d’Hyvert est riche et prometteuse. Mais son départ à Nouméa annonce déjà une nouvelle phase et influence dans sa peinture, à suivre.



17 - Hyvert, L'Ange


18-Schmidt-Rottluff, R.Schapire, 1919
19 - Kirchner, Potsdamer Platz, 1914


Unité ou oxymore ?

Je ne pourrai conclure en affirmant qu’il existe une continuité entre Paul Gauguin, Emile Nolde, Max Pechstein et quelques peintres contemporains éparpillés dans les îles pacifiques. Leur diversité est trop importante, l’œuvre des derniers, inégale.

Pourtant, ils ont un dénominateur commun. Contrairement aux tendances expressionnistes tourmentées et agitées des XXème et XXIème siècles, l’expressionnisme de Nolde, Pechstein et des peintres contemporains du Pacifique n’a pas besoin de guerre, de mal ou de laideur, ni de contestation politique ou sociale pour s’exprimer. Il existe comme forme artistique per se, et s’épanouit dans un environnement exotique imprégné des couleurs de Paul Gauguin.


Mais cet expressionnisme serein et pacifique, à mi chemin entre modernité et contemporanéité, est-il encore expressionniste ? L’expressionnisme doux et ensoleillé ne devient-il pas fauvisme ?

20 - Rambeau, Autoportrait, 1993


www.vanessadagema.com


Exposition:
Après Gauguin - La peinture à Tahiti de 1903 aux années 1960
jusqu'au 24 mai 2014 au Musée de Tahiti et des îles, Polynésie française

Bibliographie:
Ingo F. Walther, Gauguin, 2013, éd.Taschen
Dietmar Elger, L'Expressionnisme, 2007, éd.Taschen
Norbert Wolf, Expressionnisme, 20014, éd. Taschen
Sylvain Amic (dir.) et autres, Emil Nolde, 2008, éd. rmn

mercredi 19 mars 2014

Keith Haring et Wei Ligang – peut-on comparer ?

Les deux peintures les plus chères et les plus visibles de l’exposition solo de Wei Ligang, organisée par le galeriste Michael Goedhuis chez Mallett dans le cadre de la Semaine de l’Asie à New York (www.asiaweekny.com), ont provoqué quelques réactions de visiteurs que les experts qualifieraient sans doute de « hâtives » : « Oh, that looks like Keith Haring ! ».

La comparaison avec un maître qui a eu son succès dans les années 1980-90 peut en outre paraître démodée dans le monde très mouvant de l’art contemporain. Aussi n’ai-je pas osé demander à Wei Ligang si ces remarques – qu’elles soient issues de la bouche de touristes ou de clients avisés – l’ont flatté, ou au contraire irrité. Car au-delà de ces deux peintures, aucune comparaison possible entre Ligang et Haring. Vraiment ? La question a intrigué l’enfant des années 1980 que je suis.


Keith Haring
Wei Ligang

La démocratisation du mot

D’un point de vue esthétique, la comparaison entre les deux tableaux représentés ci-dessus peut paraître évidente : ils partagent le trait noir, large et rond, qui dessine des formes dynamiques sur un fond doré ou jaune. Haring et Ligang se distinguent pourtant dans la matérialisation du trait noir: le premier utilise le spray, le second l’encre. La comparaison s’arrête-t-elle ici ? Pas encore.

Les sources d’inspiration des deux artistes sont plus proches qu’elles ne paraissent : entre le graffiti chez l’un et la calligraphie chez l’autre, il n’y a qu’un pas…ou plutôt, il n’y a qu’un mot. Le graffiti et la calligraphie ont en effet en commun la mise en valeur du mot écrit. Certains répondront que le « gribouillage » de mots ou de dessins au spray n’est qu’un phénomène récent, très éloigné de la tradition calligraphique en Chine qui remonte à plus de 3700 ans et a constitué un pilier de la dynastie Han et de toute la civilisation chinoise. Le graffiti est l’art de la rue, tandis que la pratique de la calligraphie était longtemps réservée à une élite composée d’empereurs, de lettrés, de moines... Mais les chemins de leur évolution historique se croisent : le graffiti trouve ses origines dans les peintures et écritures murales de l’Égypte ancienne et de l’Antiquité gréco-romaine, alors que la calligraphie se modernise et devient populaire en s’exprimant à travers les nouveaux médias, le cinéma, la publicité…Le graffiti et la calligraphie se partagent donc le passé et le présent. 

Wei Ligang, Stop the Horse and Listen, 2010
(c) Michael Goedhuis Gallery
C’est ce lien entre passé et présent, tradition et modernité, que Wei Ligang entretient dans ses autres œuvres, en détournant le sens initial de certains caractères chinois, et créant ainsi une forme de néo-calligraphisme purement esthétique et visuel, accessible à tous, y compris aux illettrés ou à l’Occident. Tout le monde peut lire son art. Wei Ligang démocratise ainsi la calligraphie comme Keith Haring cherchait à démocratiser l’art, en  réalisant ses œuvres dans la rue ou le métro. Dans l’esprit du Pop Art, Keith Haring a aussi intégré dans son travail des images et mots issus de la culture de masse, pour les subvertir de leur sens originel et transmettre un message. En ce sens, Ligang et Haring sont donc deux artistes subversifs, qui détournent respectivement les symboles de l’iconographie élitiste et populaire.

Du Bronx aux Palaces

Deux principales différences éloignent pourtant le peintre américain du peintre chinois.

Premièrement, Keith Haring était un artiste engagé, qui utilisait souvent l’art au service d’un message politique ou social. Le capitalisme, le racisme, l’apartheid, l’homophobie, la violence, le sida et la mort sont autant de thèmes qui le mobilisaient et que l’on retrouve dans son œuvre. C’est en partie pour démultiplier l’impact de ses messages que Haring a aussi opté pour des espaces d’expression publics tels que la rue ou le métro, dans des dizaines de villes du monde entier.

Wei Ligang en revanche, à l’inverse de ses contemporains Li Jin, Qiu Jie et Lu Hao également représentés par la galerie Michael Goedhuis, et dont l’art porte clairement un message politique ou social, ne semble paradoxalement pas chercher à « dire » quelque chose, malgré l’utilisation de la calligraphie. Ligang tend à évoquer, à faire rêver, en sollicitant la créativité et l’imaginaire individuels, conformément à la tradition calligraphique durant la dynastie Han, où l’esthétique n’était que le cheminement vers une vérité, une vie intérieures. Ligang n’impose rien, il laisse le choix. Son art est le reflet de son caractère apparent, modéré et discret.

Un peu paradoxalement, l’Américain est donc ici le peintre du collectif, du social, de la foule, tandis que le Chinois est celui de l’individu, du privé, de l’intimité.

Deuxièmement, la démocratisation – « commercialisation » diraient ses détracteurs – des œuvres de Haring à travers ses Pop Shops avait aussi une fonction sociale – ou commerciale –  immédiate : vendre l’art à un prix abordable. Pour Haring, l’art devait être accessible aux classes défavorisées, y compris aux « enfants du Bronx ».

On ne peut pas en dire autant des œuvres de Wei Ligang, dont les plus abordables s’élèvent à 30.000 $, en allant jusqu’à plus de 200.000 $. L’exposition n’a en outre pas lieu dans le métro : Mallett est l’une des plus anciennes maisons de vente d’antiquités dans le monde, et située à New Nork dans une demeure de plusieurs étages sur Madison Avenue. Pour visiter l’exposition, comme pour la plupart des galeries d’art du quartier, il faut d’abord appuyer sur une sonnette et se faire accepter. Et ne rentre pas qui veut. Pas certain que les enfants du Bronx seraient accueillis comme dans un Pop Shop. Mais heureusement que Wei Ligang véhicule par son sourire charismatique et sa modestie un message de simplicité et d’accessibilité qui compense le luxe intimidant du cadre…et des peintures.

Exposition de Wei Ligang chez Mallett, New York

Car intimidantes, elles le sont, les peintures de Wei Ligang. Par leur taille, leur l’éclat, leur signification. « Chinese palaces » : le nom de l’exposition – choisi non par l’artiste, mais par le marchand d’arts Michael Goedhuis – donne le ton. Ce choix de nom peut surprendre quand on sait que, précisément, le tableau « Palais chinois » n’est pas exposé. Ce nom de l’exposition reste néanmoins pertinent. Il rend compte d’une atmosphère de luxe retenu et d’extrême délicatesse auxquelles font allusion les tableaux. Les perles, la soie, les brocarts et les jardins remplis de fleurs sont représentés par l’artiste dans un univers semi-abstrait. L’omniprésence de la couleur or et ses reflets scintillants discrets traduisent la nostalgie d’une splendeur impériale. Enfin, la représentation abstraite de deux animaux symboliques, le paon et le dragon, apparaît comme le souvenir vivant mais trouble de la beauté et de la puissance d’une dynastie jamais oubliée.

Vies croisées à New York

Ainsi, Wei Ligang honore la tradition, en l’exprimant avec un langage moderne.

En ce sens, le lieu de l’exposition – une splendide maison d’antiquités au cœur de New York, tentacule de l’art moderne et contemporain et berceau du Street Art – se justifie.

Il n’est donc peut-être pas anodin que la première œuvre vendue de l’artiste durant cette exposition fut une peinture non seulement marquée par le calligraphisme détourné et abstrait propre à Ligang, mais aussi apparemment influencée par Jean-Michel Basquiat, autre artiste américain connu pour son Street Art et ses graffitis. Il suffit d’observer le dessin du trait, l’intensité des couleurs et la nervosité du geste dans les deux tableaux. Sans entamer un nouvel article sur la comparaison possible entre Basquiat et Ligang, je me contenterai de rappeler que Basquiat aimait utiliser dans ses tableaux des commentaires sociaux « comme un tremplin vers une vérité approfondie de l’individu ». Basquiat aurait peut-être pu faire le lien entre le peintre social qu’était Haring et la peinture intimiste de Ligang.

Wei Ligang, Flower Banquet
(c) Michael Goedhuis Gallery
Né en 1964 dans la ville de Datong, dans la province de Shanxi, en Chine, Wei Ligang n’est qu’à peine quelques années plus jeune que l’auraient été les deux maîtres américains, qu’il aurait pu rencontrer lors de ce troisième séjour à New York, si la drogue et le sida ne les avaient pas emportés.

Basquiat


www.vanessadagema.com




Exposition "Chinese Palaces" de Wei Ligang
du 15 au 22 mars 2014
chez Mallett, 929 Madison Ave, New York, NY 10021
(001) (212) 249-8783