Un accord
sculpture-vin dégusté à travers une œuvre de Caillebotte
C’est à Pline l’Ancien que l’on
doit l’origine de l’expression « in vino veritas » formulée ensuite
par Erasme. Le Livre XIV de son Histoire naturelle est consacrée à 22
chapitres détaillés sur les usages et coutumes, scientifiques et culturels, des
Romains en matière de vigne et de vin. Dans ce livre, Pline décrit le travail
du sculpteur grec Praxitèle, qui aurait inspiré le Bacchus, dieu des
vignes, du vin et de la fête, de Michel-Ange (image n°1), avec sa sculpture en
bronze Bacchus, l’ivresse et un satyre. La sculpture et la
vigne se nourrissent donc mutuellement, depuis l’Antiquité, autour de la
mythologie des dieux gréco-romains.
1-Bacchus, Michel-nge |
Les relations dionysiennes entre
vin et sculpture se perpétuent et trouvent une expression grandiose dans
l’œuvre des plus grands sculpteurs français comme la « Bacchanale »
d’Auguste Rodin, et surtout l'ironique « triomphe de Silène » (Silène était
le précepteur de Dionysos, ancêtre grec de Bacchus), groupe sculpté au Jardin
du Luxembourg, réalisé par un contemporain de Rodin, Jules Dalou (image n°2).
2-Le triomphe de Silène, Jules Dalou |
Amateur de vin né comme Rodin et
Dalou sous le Second Empire, Gustave Caillebotte n’était pas sculpteur.
Pourtant, son tableau Les Raboteurs de parquet de 1875 (image n°3) nous
permettra de tisser trois liens intéressants entre sculpture et vin : 1)
il est l’un des premiers à valoriser (c’est la raison pour laquelle l’œuvre a
d’ailleurs été refusée au Salon) la noblesse et la précision du travail manuel,
que partagent sculpteurs et viticulteurs ; 2) il reconnaît l’importance de
la qualité du matériau dans le travail effectué: le bois, qui représente un
support essentiel pour le vin et la sculpture ; 3) enfin, Caillebotte
était à la fois un amateur d’art et de vin, qu’il représente ici avec
discrétion.
3-Les Raboteurs de parquet, Gustave Caillebotte |
1) L’apologie du travail
manuel appliqué
Contrairement à Rodin et Dalou
qui explorent la mythologie des dieux gréco-romains pour créer certaines
sculptures, Caillebotte introduit le vin dans univers plus réaliste et
humaniste, celui des ouvriers-artisans. Les bras musclés de ces derniers sont
mis en valeur par les reflets de la lumière du jour ; les gestes semblent
précis, réguliers, appliqués tels ceux d’un sculpteur expérimenté. Le vin n’est
plus le breuvage des dieux décadents et excessifs, mais de ceux qui savent
travailler. Il se mérite, goutte à goutte, après l’effort, et avec modération.
La bouteille de vin et le verre sont encore pleins, à peine entamés par les
artisans qui pourtant luisent de sueur et semblent avoir raboté le parquet
pendant des heures.
4-Vendangeuse, Dussaillant |
Parmi les sculpteurs
contemporains, cette relation entre vin et labeur est mise en valeur par
Jean-Pierre Dussaillant dont des sculptures en toile d’acier célèbrent les
vendanges et la vigne. En effet, les reflets dorés des grappes soulignent,
comme chez Caillebotte, la préciosité du vin après l’effort fourni par les
vendangeurs. Les bras forts et luisants de la vendangeuse en acier rappellent les
conditions physiques nécessaires aux vendanges (image n°4).
5-Tchin-Tchin, Etienne |
Entre les travailleurs de
Dussaillant et les dieux de Dalou, le sculpteur contemporain Etienne exprime
une vision bourgeoise et légère du vin, représenté dans sa phase de
consommation finale, comme un art de la table rentré dans les mœurs du Français
moyen ou gourmet, comme en témoignent les titres de ses œuvres
« Tchi-Tchin », « Cheers », « A la tienne » ou
« Dégustations I et II » (image n°5). Mais au-delà de cette
thématique apparemment mondaine, le sculpteur représente surtout des scènes
joyeuses du quotidien français. Cette série en bronze lui permet ainsi
d’exprimer son « amour du vin et du travail bien fait », qui le
rapproche finalement des préoccupations de Caillebotte.
2) A l’origine fût-le-chêne
6-Barrique, Luc Lauras |
Le parquet de Caillebotte ne peut
être autre que du chêne massif. Sombre et résistant, il nécessite le travail de
plusieurs hommes pour briller et correspondre aux canons de la décoration
intérieure de la haute bourgeoisie du Second Empire. Ses longues lignes
géométriques annoncent déjà une certaine modernité dans l’art, l’architecture
et la sculpture.
Signe de qualité et de
résistance, le chêne est un bois apprécié tant par les sculpteurs que les
viticulteurs européens : répandu dans les forêts tempérées, il est aussi
très varié. Au vin, il offre son goût boisé et vanillé cher aux vins
bordelais ; aux sculptures, il offre une palette de plus de 200 couleurs.
Alors que la tradition des
sculptures sur tonneaux, réalisées par des artisans-tonneliers pour traduire
une spécificité du vigneron, paraît se perdre au profit d’impressions
industrielles, les peintures sur barriques semblent de plus en plus populaires.
Objet de décoration de bars ou de restaurants, ces dernières sont devenues un
véritable support artistique stimulant la création contemporaine. Le jeune
peintre Sébastien Basile, par exemple, réalise ses portraits à l’huile
directement sur des tonneaux.
Du côté des sculpteurs,
l’utilisation directe des fûts est bien plus rare en raison de la difficulté à
déformer le bois tendu en arque et imprégné de vin. Cela
pourrait expliquer une tendance à privilégier l’art abstrait lors de
l’utilisation des douelles de tonneau. L’artiste Luc Lauras, par exemple, exposé au Château de Laubade, a
d’abord découpé des foudres en bois pour recréer une sculpture en forme de barrique (image n°6). De même, Maurice Barbette a utilisé des fonds de barriques de
St.Emilion pour sa sculpture « Tigre en wood » ainsi que des tonneaux
pour sa série de portraits « Douelle’men » (images n° 7).
7-Douelle'men, Maurice Barbette |
Un autre sculpteur, Claude
Engelhard, semble apporter une certaine nouveauté à ce type de sculpture :
il ne tente pas de dominer les douelles en les tordant ou en les découpant
excessivement. Il leur laisse la liberté de prendre la forme qu’elles
souhaitent, et de bouger dans différents sens, en créant des sculptures
mobiles. Ces douelles, après avoir vécu en camisole de force dans des
barriques, serrées les unes contre les autres par des ceintures en fer, ont
enfin droit à une nouvelle vie. Elles respirent, bougent, s’envolent. C’est
donc presque tout naturellement que Claude Engelhard transforme ces barriques en
ailes ou oiseaux (image n° 8). Ses sculptures sont libres et voyageuses. Mais
leurs socles, peints en vin, sont solides et rappellent un attachement aux
origines - les barriques de vin – et aux racines – la vigne. Cette synthèse
artistique entre terre et air pourrait être une belle allégorie de l’identité
de l’artiste : Français d’origines suisses protestantes et orthodoxes,
Engelhard n’oublie pas ses racines, tout en faisant preuve d’un esprit libre et
voyageur.
8- Envol I et II, Claude Engelhard |
3) Le mécène-œnologue, prêtre du
mariage entre sculpture et vin
Caillebotte, qui avait fait des
études de droit, considérait longtemps la peinture comme un loisir et ne
souffrait pas des mêmes difficultés financières que ses amis artistes dont il
achetait et collectionnait les toiles.
De nombreux propriétaires de
domaines vignobles haut de gamme ont aujourd’hui la possibilité financière et
la volonté artistique d’enrichir leur domaine avec des sculptures modernes et
contemporaines, au point où certains châteaux sont devenus de véritables parcs
de sculptures, tels que le Domaine de Peyrassol, le Château la Coste, le
Château d’Arsac, le Château Smith Haut-Lafitte, le Château Pape-Clément…(image
n°9).
Plusieurs raisons peuvent amener
les propriétaires de vignobles à opter pour de tels choix lucratifs : la
passion pour l’art moderne ou contemporain, un intérêt pour moderniser l’image
d’un château vieilli par des traditions séculaires, la volonté d’accroître
l’attractivité du domaine par l’oenotourisme qui mobilise de nombreux secteurs
au-delà de la simple dégustation : l’histoire, la géographie, la
gastronomie…et l’art.
Pline l’Ancien, né à peine une
trentaine d’années après Gaius Maecenas (en français Mécène), homme politique
romain qui a consacré son argent et son pouvoir aux arts, aurait adoré ajouter au Livre XIV de son Histoire naturelle un 23ème
chapitre sur les mécènes-œnologues s’ils avaient existé à son époque.
Caillebotte, lui-même mécène et horticulteur avant d’être peintre, se serait
régalé et ce n’est sans doute pas anodin si, aujourd’hui, la propriété
Caillebotte à Yerres accueille régulièrement une Biennale des sculptures, dont
la prochaine est prévue en 2015.
9-Pouce, César, Château d'Arsac |
Article écrit par vanessagema.com
Sources :
http://www.sudouest.fr/2011/10/12/cesar-est-a-arsac-524214-713.php